Golden Gate
Celui que l’on a offensé, laissé de côté, découvre soudain quelque chose d’aussi brutal que les douleurs fulgurantes traversant son propre corps. Il comprend qu’au plus profond de l’amour aveugle – qui n’en sait rien et ne doit rien savoir – persiste le désir de ne pas se laisser aveugler. Il a subi un tort : il en déduit la revendication d’un droit qu’il doit en même temps rejeter, puisque ce qu’il attend ne peut être donné qu’en toute liberté. Dans une telle détresse celui qui est repoussé devient humain. De même que l’amour trahit inévitablement l’universel pour le particulier en qui il honore uniquement le premier, de même l’universel – en tant qu’autonomie des autres – se tourne-t-il fatalement contre lui. C’est dans le rejet à travers lequel l’universel s’est affirmé que l’individu discerne justement son exclusion de l’universel ; celui qui a perdu l’amour se sait abandonné de tous, c’est pourquoi il dédaigne toute consolation. Il décèle dans l’absurdité même de sa dépossession la non-vérité de tout accomplissement purement individuel : du droit inaliénable et incontestable de l’homme à être aimé par celle qu’il aime. Par sa prière qui ne se fonde sur aucun titre ni aucune prétention, il fait appel à une instance inconnue qui lui fait la grâce de lui accorder ce qui lui appartient sans lui appartenir. Le mystère de la justice en amour, c’est le dépassement du droit que l’amour sous-entend implicitement. "Tel est l’amour en tout lieu, toujours dupé et fol".
Theodor W. Adorno - Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée - Éditions Payot, coll. Critique de la politique